Marc est journaliste, auteur de quatre livres et conférencier spécialisé dans les affaires, les organismes à but non lucratif et la durabilité. Il est chroniqueur à la section Sustainable Business [Commerce durable] de l’édition américaine du célèbre journal en ligne britannique, The Guardian. Il est également blogueur pour le site Nonprofit Chronicles.
Traduit de l’américain par Laurent Carrer
Le 12 avril 2015
Depuis quelque temps, on entend parler du concept d’« altruisme efficace » ‒ fonder ses choix de dons sur la raison plutôt que les émotions, pour le plus grand impact possible. C’est notamment le thème de The Most Good You Can Do [Le plus grand bien que vous puissiez faire], dernier ouvrage de Peter Singer, professeur de philosophie à Princeton. Dans la pratique de l’altruisme efficace, il semblerait logique de favoriser les organismes à but non lucratif qui sauvent des vies et soulagent la souffrance des populations pauvres dans les pays du Sud, où se trouvent les plus grands besoins et l’argent des donateurs a un impact maximum.
Et si la forme d’altruisme la plus efficace consistait à améliorer la vie des animaux ? Pas celle des chiens et des chats, mais celle des animaux d’élevage?
C’est ce que revendique Jon Bockman, directeur exécutif d’Animal Charity Evaluators, une association à but non lucratif consacrée à l’identification et à la promotion de méthodes efficaces visant à améliorer la vie des animaux.
Je vous prie de continuer à lire cet article, même si vous n’aimez pas particulièrement les animaux. En effet, les méthodes d’Animal Charity Evaluators (ACE) peuvent être adoptées par toutes sortes d’organismes à but non lucratif. Bien que, comme son nom le suggère et avec un budget des plus modestes, ACE évalue des associations caritatives pour animaux, son action a le potentiel d’inspirer les évaluateurs d’organismes dans d’autres secteurs (éducation, écologie, arts, etc.).
Mais tout d’abord, pourquoi les animaux ? Voici un extrait de réponse provenant de la FAQ sur le site web d’ACE:
Nous croyons bien sûr à la valeur du soutien à des causes anthropocentriques telles que la lutte contre la pauvreté à l’échelle mondiale. Cependant, notre objectif étant de réduire le plus de souffrance le plus efficacement possible, la décision de se concentrer sur les animaux se justifie entièrement. Il y a beaucoup plus d’animaux que d’humains. Pour vous donner une idée, près de 60 milliards d’animaux sont élevés et abattus dans le monde chaque année dans le cadre de l’industrie de l’alimentation. En comparaison, à dater de décembre 2013, la population humaine entière ne s’élevait qu’à 7,13 milliards. De plus, comme le prouvent de nombreuses sources (vidéos clandestines, textes régissant les pratiques agricoles standard…), la souffrance infligée aux animaux – souvent pour satisfaire les intérêts personnels de l’homme – est énorme. En enseignant au public les meilleures méthodes de défense des animaux, nous contribuons à la plus grande réduction possible de souffrance pour le plus grand nombre d’êtres doués de sensibilité.
Jon, âgé aujourd’hui de 32 ans, était en dernière année de licence lorsqu’il a rejoint les rangs des défenseurs des animaux. C’est à cette époque qu’un membre du groupe Vegan Outreach lui a remis un tract concernant le traitement des animaux d’élevage et demandé d’ « aider à arrêter la violence ».
« Ce tract m’a complètement abasourdi », nous a confié Jon lors de notre récent entretien sur Skype. Comme il l’a expliqué sur le blog d’ACE, plus il a réfléchi à la question, et plus il a ressenti que les « animaux étaient des êtres entièrement innocents dignes de notre compassion ». Il a alors commencé à se consacrer à cette cause en gérant un centre de réadaptation pour animaux sauvages, en fondant une petite entreprise de produits alimentaires végétaliens et en enquêtant bénévolement sur les abus contre les animaux.
Mais cela ne lui suffisait pas. Sa lecture des premiers ouvrages de Mark Hawthorne l’a inspiré: « La nature palliative de notre action est devenue très frustrante. On aidait les animaux, bien sûr, et cela avait une certaine valeur, mais on ne s’attaquait pas à la cause profonde des problèmes », explique-t-il. Il s’est interrogé sur la meilleure façon de résoudre les problèmes à leur source et d’aller au-delà de l’aide directe pour empêcher la souffrance animale. C’est ce genre de réflexion qui guide le travail d’Animal Charity Evaluators.
Les origines d’ACE remontent à 80,000 Hours, un service d’orientation professionnelle éthique de Grande-Bretagne (division du Centre for Effective Altruism). Animal Charity Evaluators a engagé Jon en 2013 en tant que directeur exécutif et premier membre du personnel rémunéré. C’est à cette époque qu’il a assuré la fusion entre ACE et Justice for Animals, une petite association à but non lucratif qu’il avait fondée, la structure de ces deux organisations ayant été en partie inspirée par les travaux de Peter Singer. Ce philosophe, qui siège au conseil d’administration d’Animal Charity Evaluators, a beaucoup écrit sur les droits des animaux et l’altruisme efficace, un concept qu’il a expliqué lors d’une conférence TED.
L’année dernière, ACE a passé à la loupe 156 associations caritatives pour les animaux et estimé que les suivantes étaient les plus performantes : The Humane League, Mercy For Animals et Animal Equality. « Ces trois organisations, a déclaré ACE, ont vraiment fait leurs preuves en matière d’auto-évaluation et de mise en place de changements au service d’une efficacité accrue ». ACE a également sélectionné quatre organismes à but non lucratif supplémentaires (la Campagne de protection des animaux d’élevage menée par la Humane Society of the United States, le Farm Animal Rights Movement, Vegan Outreach et la fondation Albert Schweitzer) qu’elle a qualifiés d’organismes remarquables. « Ces sept associations cherchent à résoudre les problèmes affectant les animaux d’élevage par le biais de programmes fondés sur des données probantes et axés sur l’impact », a indiqué ACE.
Les recherches d’Animal Charity Evaluators ont été considérables (elles sont expliquées en détail sur cette page [en anglais]). Essentiellement, les évaluateurs ont étudié le rapport coûts-avantages de divers groupes de défense des animaux. Des analyses approximatives initiales ont révélé que la plupart des sociétés protectrices des animaux dépensaient des centaines de dollars pour sauver un animal, alors que les groupes s’efforçant de convaincre le public de réduire ou cesser sa consommation de produits d’origine animale pouvaient en sauver beaucoup plus pour une fraction de ce coût.
Sans trop entrer dans les détails, ACE estime qu’un don de 1 000 $ accordé à une société protectrice des animaux ne peut sauver la vie qu’à environ trois animaux, essentiellement des chiens et des chats, en raison des coûts associés entre autres à l’admission, au personnel et aux vaccins. En revanche, un don de 1 000 $ accordé à un groupe de défense des animaux de ferme peut épargner à plus de 3 000 cochons, poulets ou vaches ce que Bockman appelle une « vie de souffrance ». L’impact des groupes de pression les plus efficaces s’explique par les faibles coûts de distribution des tracts (effectuée essentiellement par des bénévoles). De plus, les études montrent qu’environ un tract sur 100 motive une personne à se convertir au végétarisme ou au végétalisme et estiment qu’un végétarien épargne la vie d’environ 28 animaux chaque année (sans compter les animaux aquatiques) et reste végétarien pendant environ sept ans.
Oui, inévitablement, il ne s’agit que d’estimations. Le fait est qu’Animal Charity Evaluators pose les bonnes questions, le genre de questions que tous les organismes à but non lucratif devraient se poser. Malheureusement, ces recherches sont coûteuses, et elles le seraient davantage si le personnel d’Animal Charity Evaluators bénéficiait de salaires standard. Jon m’a appris que l’année dernière l’organisation avait disposé d’un budget salarial d’environ 90 000 $ à diviser entre ses quatre employés (deux à temps plein et deux à temps partiel), qui travaillent tous à domicile afin d’éliminer les frais de locaux. Sa propre rémunération a été de 28 000 $. « Ces salaires ne sont pas viables », explique-t-il, et il ajoute qu’il a de la chance d’avoir des collègues si dévoués.
Avec cet investissement, Animal Charity Evaluators a réussi à générer 141 000 $ de dons en 2014 pour les organisations caritatives en tête de sa liste. Pas mal pour une jeune organisation à petit budget.
Non moins important : le travail d’ACE a permis à ces associations de mieux mesurer leur propre efficacité. Sur son site web, la page Advice for Existing Charities [Conseils aux associations caritatives existantes] leur fait plusieurs recommandations : évaluation périodique des stratégies, suivi des programmes, mesure des impacts et écoute des bénéficiaires. « Un de nos rôles les plus importants est de convaincre ces groupes de remettre en question l’efficacité de leur travail », nous explique Jon. Une attitude adoptée par trop peu d’associations caritatives, quel que soit leur domaine d’action.